mardi 27 juillet 2010

Cheminement créatif (2) : de l'idée de l'écriture à la mise en œuvre du chantier

L'idée d'écrire un scénario Prohibition s'était finalement imposée à moi, après les tergiversations exposées dans le précédent billet. Le moment où je sens que je pourrais concrétiser quelque chose est celui où l’idée du fil rouge du scénario se fait précise. En l’occurrence, après avoir merdoyé avec des idées autour de Beaumarchais (pour une ambiance XVIIIe siècle) puis autour d’un marchand aztèque sans arriver à ce que quelque chose prenne corps, l’étincelle s’est faite dans la conjonction de trois idées :
- l’ambiance Prohibition, boîtes de jazz, du film Cotton Club, de Francis Ford Coppola, que je venais de revoir ;
- l’ambiance Prohibition, politiciens et flics pourris, tout en tons de gris, du film Miller’s Crossing, de Joel Coen, que je venais de revoir également ;
- le souvenir de ma lecture du roman Une place vraiment rouge, d’Edward Topol et Fridrich Neznansky, roman qui se déroule dans la Russie de Brejnev, avec apparatchiks corrompus, faux suicides, etc.

Premières orientations concrètes
Je voulais une ambiance plutôt « polar », parce que c'est un genre littéraire dans lequel je me sens à l'aise. Et j'avais envie de mettre les PJ devant une enquête un peu embrouillée.
Si j'aime beaucoup la version des Incorruptibles par Brian de Palma, ce n'est pas ce que j'avais en tête pour ce scénario Prohibition. Je voulais quelque chose qui ne soit pas « fédéraux contre brigands », mais plutôt « fédéraux entre vrais pourris et pas-aussi-pourris-qu'on-croit ».
Miller's Crossing était beaucoup plus proche de ce que je recherchais. J'en ai tiré surtout des idées pour l'opposition entre les deux clans « maffieux » de mon scénario, les Italiens et les Irlandais, opposition très bien documentée, par ailleurs, dans les ouvrages sur l'histoire de la Prohibition à Chicago.


J'avais également envie d'offrir une partie de scénario qui mette en valeur les boîtes de nuit et la musique de cette époque. Comme source d'inspiration d'ambiance, Cotton Club était une évidence pour moi :
- j'aime beaucoup la plupart des œuvres cinématographiques de Coppola, ce film-là en particulier, qui mêle Blancs et Noirs, le clinquant et le sordide, qui met en scène des personnages de l'époque ;
- j'adore le jazz de cette époque et, dans la BO du film, je suis très touché par Creole Love Call de Duke Ellington (on peut en découvrir un extrait à partir de cette page-là).



Dans ce scénario, je voulais aussi que mon « commerçant extraordinaire », qui était le thème du concours et qui devait donc être la colonne vertébrale de l'aventure, ne soit pas aussi noir que certains l'avaient montré aux Fédéraux. Le roman Une place vraiment rouge, d’Edward Topol et Fridrich Neznansky, m'est alors, lui aussi, apparu comme une évidence. Il fait partie des meilleurs thrillers qu'il m'ait été donné de lire - et je m'en suis avalé des wagons, depuis que j'ai commencé à en lire. Ce roman met en scène une enquête très délicate sur le « suicide » de Tsvigoun, beau-frère de Brejnev, suite à une opération anti-corruption. J'en ai utilisé une bonne partie de la trame, notamment le meurtre déguisé en suicide et les cambrioleurs-témoins.



Mon idée très basique (un politicien accusé d'être véreux et éliminé par les vrais véreux) m'a donc orienté vers ces deux films et ce roman de manière naturelle, par rapport à mon imprégnation cinématographique et littéraire.
Au final, je tenais mon fil rouge : mon « commerçant extraordinaire » serait un commerçant faussement accusé de corruption, souhaitant une opération « mains propres » à Chicago, mais « suicidé » par ses adversaires politiques. « L’impasse mexicaine », élément anecdotique dans le scénario, verrait flics et gangsters face à face, mitraillettes Thompson en main.

La trame en diagrammes
Peut-être par déformation professionnelle, j’ai une approche plutôt analytique d’un scénario :

- j’aime bien arriver à établir un organigramme représentant les différents PNJ (majeurs ou secondaires) et les relations tissées entre eux telles qu’elles interviennent dans le scénario (subordination, souhait de vengeance, complicité, etc.). Cela me donne une idée synthétique des forces en présence, et des appuis ou écueils pour les PJ. C'est ce que j'ai exposé dans les différents billets expliquant ma méthode organisationnelle. Il est rare que j'ajoute un PNJ principal à mon schéma/organigramme une fois que je me suis lancé dans l'écriture ; mon schéma, c'est un peu mon « bon à écrire », comme quand on donne un « bon à tirer » à un imprimeur : c'est la trame sur laquelle je m'accorde avec moi-même, et je n'en retouche pas les éléments primordiaux. Néanmoins, certains PNJ secondaires peuvent apparaître, parfois par simple plaisir de divertissement ;

- je dresse aussi un premier schéma des grandes parties du scénario : l’ouverture (avec l’entrée en jeu des PJ), le corps de l’aventure, divisé en « actes » (éventuellement subdivisés en « scènes ») et la conclusion (qui peut être, en fait, une ouverture sur des aventures à venir). Ce schéma me permet de voir si certaines parties du scénario doivent être jouées dans un ordre obligatoire ou pas.
Je fais cela à la main, parfois avec des couleurs pour des PNJ majeurs ou des scènes importantes. Il me faut généralement plusieurs versions successives, pour arriver à rationaliser la position des éléments des diagrammes et éviter les flèches qui se croisent dans tous les sens. Si je n’arrive pas à établir ces diagrammes, je sais que mes idées éparses n’arriveront pas à s’assembler en un scénario. Ces deux diagrammes ne sont pas strictement figés, et ils évoluent au fur et à mesure que j’avance dans l’écriture (nouveaux PNJ, nouvelles scènes), mais sans bouleverser le fil conducteur de l’aventure. Dans cette étape, mes PNJ n’ont pas de noms, mais des désignations par leur rôle : « le chef », « les gros bras », « le traître », « le flic pourri », etc.

Ceci constitue donc le squelette du scénario, et ce sont les phases de travail suivantes qui donneront de la chair au scénario, et la saveur particulière à l’univers de jeu que j’aurais retenu.

Présentation du scénario
A ce stade, je suis généralement capable d’écrire une courte présentation du scénario (5-6 lignes), que j’appelle le plus souvent « l’histoire en quelques mots ». En relisant le texte que j’ai publié dans le forum, je m'étais rendu compte que, pour une fois, je n’avais justement pas écrit ce paragraphe-là. Voici ce que j’aurais pu en écrire :
Chicago, en pleine Prohibition. Agents fédéraux du Trésor, les PJ arrivent en ville pour enquêter sur un élu municipal soupçonné de tremper dans des affaires de corruption. Cet élu disparaît pendant une course-poursuite, et les PJ, enquêtant auprès de son épouse et de ses maîtresses anciennes et nouvelles, finissent par le retrouver faussement « suicidé ». Poursuivant leur enquête, sur fond de corruption de flics et politiciens et de lutte acharnée des gangsters irlandais contre gangsters italiens, les PJ pourront mettre à jour que le plus véreux n’était pas celui que l’on croyait.

Mettre la chair sur le squelette
Pour que la trame squelettique donne naissance à un corps, il me fallait de la chair, de la matière vivante. Il me fallait aussi, par envie personnelle, de « vrais » gangsters, de « vrais » clubs de jazz. Un livre sur Chicago au temps de la Prohibition et des moteurs de recherche sur internet m’ont apporté ces éléments.
C’est à cette étape-là que mes PNJ, entre autres, ont pris des noms. Dans mon diagramme, « politicien soupçonné » est devenu « John Harriman, politicien soupçonné », « sa nouvelle maîtresse » devient « Missy Prober, sa nouvelle maîtresse », etc.
Ma présentation de ma méthode peut laisser entendre que je boucle d'abord toute ma trame, puis que je recherche la chair dans un deuxième temps. Ce n'est pas tout à fait exact. J'essaie, en effet, de me prémunir contre une éventuelle mauvaise surprise, comme de découvrir dans une lecture que tel passage de mon scénario est entièrement anachronique, contraire aux pratiques de l'univers en question, etc.
Mon analyse de ma trame, même quand je l'appelle encore « squelettique », tient compte de ces « vérifications » qui me servent à voir si ma trame tient debout ou pas, voire à la retravailler si quelque chose coince.
En général, je ne m'attaque donc à l'écriture d'un scénario de JDR que si j'ai une certaine imprégnation préalable de l'univers du jeu (pour le polar, le western, les ambiances de cape et d'épée, j'ai trente ans d'imprégnation, ça compte). Ce qui fait que je suis à l'aise dans pas mal d'univers « historiques » (je suis un peu comme chez moi dans la Venise du 18ème siècle, le Madrid du Capitan Alatriste, le Paris des mousquetaires, le Tombstone des frères Earp ; je suis un peu comme chez des amis dans certaines périodes de la Rome antique, etc.) mais en pays étranger dans d'autres univers historiques (je suis à peu près perdu dans le victorien, par exemple) et dans la plupart des univers fantastiques ou futuristes.
Écrire pour un univers dont je suis imprégné est assez facile, car je pense ne pas commettre d'erreurs majeures de plausibilité. Écrire pour un univers dont je ne suis pas imprégné est un tout autre exercice.

L’écriture au fil de l’eau
Une fois que j’ai mon squelette et ma chair, l’écriture est surtout une question d’assemblage, de développement. J’écris en gardant mes diagrammes pas trop loin de moi, pour m’y référer en cas de besoin. Pour un scénario du format de ceux que j’écris pour les concours de la Cour, cette partie-là est en général la plus rapide de tout le processus.
Le texte que j'ai présenté au concours est lisible à cet endroit-là.
C'est un texte intermédiaire entre un synopsis et un scénario pleinement développé (il n'y a pas, par exemple, de galerie de PNJ). Mais il me semble que ça peut être illustratif de ce à quoi l'on peut aboutir après un cheminement tel que celui que j'ai exposé dans ces deux billets successifs.

N'hésitez pas à me poser des questions, par les commentaires, si certains points vous semblent obscurs, ou bancals, dans ma présentation, ou si vous avez des façons de faire totalement contraires aux miennes !

* * * * *

4 commentaires:

  1. Sur le déroulement du scénario et l'enchaînement des scènes jusqu'à quel niveau de détail descends tu ? Est ce que tu prévois un schéma qui prendra en compte les choix possibles ou anticipés des joueurs (façon arborescence) ou est ce que tu préfères laisser les choses en te contentant de grandes phases ? Je pense que les deux peuvent fonctionner, mais pas forcément avec les mêmes types de jeu ou même de système. Avais tu un système de jeu en tête pour faire jouer le scénario ?

    Ce qui me laisse un peu perplexe, c'est que le thème du marchand extraordinaire n'est finalement pas si exploité que ça j'ai l'impression (à moins que je ne me trompe, je n'ai pas lu ton scénario...). Alors que la période Prohibition pourrait être propice à ce genre de personnage : quelqu'un qui vend de l'alcool bien particulier, ou encore dans un contexte plus "fantastique" et moins historique, un chimiste qui a trouvé un moyen de dissimuler la molécule d'éthanol et de rendre "indétectable" une dose d'alcool. Une histoire de boisson frelatée ou trafiquée en somme...

    RépondreSupprimer
  2. Quand j'élabore l'architecture d'un scénario, je me focalise sur les scènes principales (celles qui assure la solidité de l'intrigue), et je pense à quelques scènes complémentaires (et qui n'ont parfois d'autre intérêt que le plaisir de les vivre en jeu, sans impact sur l'intrigue).
    Je réfléchis aussi à des pistes alternatives, sans pour autant avoir la prétention d'aboutir à une couverture exhaustive de tout ce qui pourrait sortir des cerveaux des joueurs.

    Je n'avais pas de système particulier en tête pour ce scénario. Des approches génériques (comme Gurps ou Action System) peuvent fonctionner sans souci. Des approches plus spécifiques (un Hellywood sans surnaturel, par exemple) pourraient convenir aussi.

    Si tu n'as pas lu le scénario, alors le thème peut t'échapper, car il n'est pas fortement mis en valeur dans ma présentation succincte dans ce blog. Je voulais écrire un scénario sans aucune touche de fantastique, d'une part parce que l'intégration presque « obligatoire » de fantastique dans les JdR est une tendance qui me fatigue, et d'autre part parce qu'un scénario sans fantastique peut être tout aussi intéressant qu'un scénario avec fantastique.

    Mon commerçant est extraordinaire parce qu'il soit de l'ordinaire, et parce qu'il n'est pas ce que certains voudront faire croire qu'il est. Rien de plus transcendant que cela. Mais rien n'imposait que ce soit plus transcendant que cela.

    RépondreSupprimer
  3. Ok effectivement, je suis d'accord avec toi faire un scénario "sans" surnaturel peut être une bonne chose aussi pour changer un peu. En plus cela peut pousser les joueurs à chercher du surnaturel là où il n'y en a pas, ce qui peut amener à plein de fausses pistes intéressantes.

    Il faudrait peut être que je lise le scénario, le côté "extraordinaire" du marchand doit surement y ressortir plus. Tu as un lien direct ?

    RépondreSupprimer
  4. Le lien vers le scénario est donné dans l'avant-dernier paragraphe du billet : sinon, hop, c'est par-là.

    RépondreSupprimer