lundi 31 janvier 2011

Le compte n’est pas bon

 
J’ai mis en avant Les piliers de la terre de Ken Follett dans mon précédent billet, en signalant, entre autres, le contexte historique dans lequel le roman se déroule. Celui de cette guerre de succession entre Stephen et Maud pour s’asseoir sur le trône du défunt roi Henry I. Or, il se trouve que cette période est aussi celle de la toile de fond d’une série de « romans policiers historiques » ayant acquis de la notoriété tant en livres qu’en adaptation télévisuelle : les polars médiévaux d’Ellis Peters mettant en scène le frère Cadfael (21 romans, parus de 1977 à 1994, et couvrant la période 1137-1145), et la série télévisée britannique pour ITV (13 épisodes en 4 saisons, aux premières diffusions entre 1994 et 1998).



Cette série est ancrée dans la région de Shrewsbury, une ville du comté de Shropshire, près de la frontière galloise. Le frère Cadfael est le personnage central des romans et, autour de lui, l’abbaye bénédictine de Saint-Pierre et Saint-Paul. Le pouvoir royal y est représenté par l’intermédiaire du sheriff (le bailli, en quelque sorte), dans une fonction bien difficile à exercer lorsque le pouvoir royal est fragile et que le sheriff a juré allégeance à Stephen. Quant au peuple de la région, il est composé de Normands (surtout pour la noblesse « anglaise »), de Saxons (principalement le « petit peuple ») et aussi de voisins gallois. Un contexte propice aux intrigues « policières », que ce soit des trafiques de reliques, des disputes cadastrales, ou encore des affaires politiques en marge de la guerre civile.
Je n’encenserai pas chacun des romans de la série. J’en ai lu une très grande majorité, et mon intérêt a été inégalement soulevé. Certains m’ont laissé l’impression tiède que me laissent les romans à énigme résolue par de vieilles Anglaises devant une tasse de thé (je sais, je caricature, mais au moins, ça dit clairement mon ressenti). D’autres, au contraire, m’ont nettement plus accroché à l’intrigue. A bien y réfléchir, les romans de la série qui m’ont le moins emballés étaient ceux tournant autour d’affaires familiales, domestiques, tant que les romans apportant une touche plus politique à l’intrigue m’ont davantage plu.

Deux de ces romans qui m’ont plu m’avaient inspiré des adaptations pour du JdR :
- Un cadavre de trop (One Corpse Too Many) (paru en 1979) (l'épisode se passe en août 1138), adapté pour la télévision (saison 1, épisode 1, réalisation de Graham Theakston)
- et la Foire de Saint-Pierre (Saint Peter's Fair) (paru en 1981) (l'épisode se passe en juillet 1139), adapté, lui aussi, pour la télévision (saison 3, épisode 2 ; réalisé par Herbert Wise). Je reviendrai sur ce roman dans un prochain billet.



Le roman Un cadavre de trop, s’appuie sur un événement réel : le siège et la prise du château de Shrewsbury par les troupes du roi Stephen, et l’exécution par pendaison de tous les survivants de la garnison. Ellis Peters y ajoute son grain de sel : entre le moment où les vaincus sont pendus et celui où leurs corps sont rassemblés pour être mis en terre, le nombre des morts a augmenté, il y a... un cadavre de trop !

Pour la petite histoire, dans la vue d’ensemble des cadavres des défenseurs de la garnison pendus aux murailles par les hommes du roi Stephen, dans l’épisode télévisé, le frère Cadfael compte à voix haute 95 cadavres, mais un spectateur maniaque des détails a compté qu’il n’y en a que 85 (source IMDB).

Une énigme que Cadfael devra résoudre, car ce mort de trop est le frère d’une amie d’un ami du moine-détective (vous suivez ?). Derrière ce mort qui fausse les comptes de cadavre, se cache une double histoire : d’une part, la convoitise pour le « trésor » que certains défenseurs auraient réussi à exfiltrer de Shrewsbury avant la chute du château, et d’autre part la trahison d’un chevalier de la garnison qui avait secrètement négocié la chute du château contre sa vie sauve.

Il y a là une double intrigue toute prête à une adaptation en scénario de JdR : un château assiégé puis pris, un trésor escamoté, une trahison, des éléments classiques sur lesquels un MJ en mal d’inspiration ne crachera pas trop vite.
Une difficulté réside toutefois dans la façon d’introduire l’aventure, et plus particulièrement ce cadavre de trop. Parce que dans une ambiance de guerre, dans cet étrange clame qui suit le massacre d’un garnison vaincue, comment arriver à se soucier qu’il y a un cadavre de plus, au milieu de dizaines d’autres cadavres ? Dans le roman, c’est la générosité de cœur de Cadfael qui le fait entrer dans l’aventure, pour aider l’amie d’un ami. Mais, pour une partie de JdR, la générosité de cœur n’est pas toujours le moteur le plus immédiat pour mettre en branle un groupe de PJ. Il conviendra donc de trouver une raison assez personnelle pour impliquer au moins l’un des PJ : un lien de parenté avec le cadavre de trop, un ancien serment de fidélité ou d’amour, une dette ou une créance, ou encore, pourquoi pas, l’envie de savoir pourquoi quelqu’un a privé le PJ de se venger de cet homme en lui tuant le premier.
Une autre difficulté est de bien adapter le mode d’exécution des membres de la garnison au contexte de l’univers du jeu en question. Dans le roman, les prisonniers sont pendus parce que c’est le mode de mise à mort en usage dans cette Angleterre du XIIe siècle ; dans d’autres univers, on crucifie, on décapite, on fusille. Il ne faut pas oublier d’en tenir compte lorsqu’il s’agit de glisser le « cadavre de trop » parmi les autres, tout en faisant en sorte (pour que l’aventure puisse s’enclencher) qu’il soit identifiable.

Les univers « antiques » ou « médiévaux », teintés ou pas de « fantastique », exotiques ou pas, peuvent se prêter dans grand mal à l’adaptation de ce roman. Des univers plus avancés technologiquement aussi, puisque les ressorts de l’intrigue (la cupidité, la trahison, la lâcheté) sont intemporels. De mon côté, mes réflexions m’ont porté à des adaptations pour Le livre des cinq anneaux et pour Te Deum pour un massacre.



Voici, à titre d’exemple, le résumé de l’intrigue pour le scénario Te Deum pour un massacre, que j’avais intitulé sans grande originalité « Le compte n’y est pas » (que j’aurais pu pousser plus loin avec un jeu de mots vers « Le comte n’y est pas ») :
Automne 1562. Après un court siège, la ville de Montrouge, place huguenote (fictive) de Guyenne, vient de tomber aux mains des troupes catholiques du terrible Blaise de Monluc. Celui-ci, enragé par la résistance de la ville, fait exécuter les derniers survivants de la garnison. Mais, au moment de mettre les cadavres en terre, il apparaît qu’il y en a un de trop.
En fait, en échange d’une promesse d’avoir la vie sauve, un des assiégés a trahi ses compagnons d’armes : il a livré à un capitaine catholique, Pierre de Saint-Severo, des informations sur le trésor de guerre des chefs huguenots. Saint-Severo veut utiliser ces informations à son seul profit ; il piège et tue un des « courriers » qui devaient évacuer le « trésor ». Il mêle ensuite son cadavre à ceux des soldats exécutés.
Commence alors une chasse au trésor, entre pillards catholiques et fuyards huguenots.



L’écriture plus détaillée du scénario a été basée sur l’intrigue du roman d’Ellis Peters, et elle s’est nourrie, pour le cadre historique et géographique, de mon envie d’écrire une aventure dans une région qui m’est chère, le Sud-Ouest de la France. Et puisqu’il fallait trouver un chef de guerre sanguinaire capable de massacrer une garnison vaincue, qui pouvais-je trouver de mieux adapté que Blaise de Montluc ? Sa chevauchée sanglante de 1562, que j’avais découverte à la lecture du livre de Jacques Dubourg, Les guerres de religion dans le Sud-Ouest (éditions Sud Ouest, 1992, ISBN 2-87901-050-0), m’a paru fournir un arrière-plan adéquat. Je n’avais, au moment de cette adaptation, consulté aucune édition des Commentaires de Monluc, et je m’en étais fait une idée au travers d’analyses et citations parues dans d’autres ouvrages. Divers autres livres sur l’histoire et la géographie du Sud-Ouest m’avaient fourni de quoi peaufiner le décor.

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dimanche 30 janvier 2011

Piliers de rôle

 
Je profite de la récente diffusion sur Canal + et de la sortie en DVD de la série The Pillars of the Earth / Les piliers de la terre, réalisée par Sergio Mimica-Gezzan et adaptée du roman éponyme de Ken Follett, pour relancer ce blog que j’ai délaissé depuis un long moment.



J’avais découvert le roman lors de sa publication en français, voici une vingtaine d’années, et je l’ai relu, depuis, à plusieurs reprises, toujours avec plaisir. Certes, ce n’est pas de la grande littérature, mais ce n’est pas pour autant du roman de troisième zone, et le récit, riche et fouillé, est mené à bon train. Certains rétorqueront peut-être, et j’aurais du mal à les contredire, que l’auteur semble, par moments, servir plusieurs fois le même plat, sous des sauces différentes.



Ceux qui penchent pour le verre à moitié vide crieront à l’arnaque, au remplissage. Ceux qui penchent pour le verre à moitié plein – et j’en suis – y verront au contraire l’illustration des vers de Boileau « Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage / Polissez-le sans cesse, et le repolissez » : les protagonistes des Piliers de la terre poursuivent des buts qui les mènent sur des chemins semés d’embûches ; demain détruira ce qu’ils ont bâti aujourd’hui, et ils entreprendront, après-demain, de relever les ruines. Jusqu’à ce que ça passe, ou que ça casse. Jusqu’aux tours de la cathédrale ou jusqu’à la potence.


Cela dit, je ne vous oblige à apprécier ni le roman, ni la série. Et je vais me contenter d’expliquer en quoi je trouve que l’un et l’autre peuvent être des inspirations profitables pour une campagne de JdR de plus ou moins grande envergure. Je n’ai pas profondément creusé mes réflexions, et je ne vais donc exposer que quelques axes qui semblent se dessiner. Ces axes se sont dessinés lorsque je me suis demandé le genre d’aventures que je pourrai bien cogiter lorsque j’aurai enfin un exemplaire de Tenga entre les mains. Je n’ai aucune prétention à être un fin connaisseur de ce Japon mouvementé, mais ce n’est certainement pas ce qui va m’arrêter dans mon envie de me frotter à ce jeu. Et comme le compère Brand m’incite (et m’invite) à me joindre à la dynamique de ce jeu...



Pourquoi des premières cogitations de passerelles entre Les piliers de la Terre et Tenga alors que je n’ai pas encore le jeu entre les mains ? Parce que Brand a eu la sympathie de répondre de nombreuses questions sur le jeu pendant une grande partie de la phase de conception et de formalisation, de publier une profession de foi de ce jeu qui me semble bien claire, et parce que j’ai eu l’occasion d’en discuter avec lui également. Et parce que, de mon côté, je me suis un peu documenté sur cette période trouble du Japon. C’est à partir de ce faisceau d’indices que j’ai commencé à cogiter.

Le premier élément est le contexte historique. Dans Les piliers de la terre, il s’agit de la guerre civile qui éclate en 1135 entre les deux prétendants au trône d’Angleterre à la mort de Henry I, d’une part Stephen/ Etienne de Blois, petit-fils de Guillaume le Conquérant et d’autre Maud/Mathilde, fils de Henry I.
Ce contexte global de guerre civile, d’alliances qui se font et se défont, d’incertitudes pour les grands seigneurs sur l’opportunité à rallier tel camp plutôt qu’un autre, n’est pas très éloigné de celui de Tenga. Quant à la neutralité, elle est un choix bien dangereux : car ceux qui ont pris parti trouveront toujours les « neutres » trop tièdes ou trop tardifs à se décider.
Et il est fort probable que l’on trouve des similitudes dans les malheurs du peuple, qu’il soit anglais ou japonais, lorsque les récoltes sont dévastées, les villages incendiés, les lieux religieux profanés. Dans une guerre civile, il n’y a jamais de « bon camp » pour le peuple.



Le roman et la série tissent, devant cette toile de fond de guerre civile, un contexte local particulier, où s’affrontent les ambitions des tenants des trois « ordres » : la noblesse, le clergé et les noyaux urbains. Ainsi, mettre la main sur les recettes d’une foire aux toisons de laine est un enjeu fort entre ces différents pouvoirs. Mais ces pouvoirs ne sont pas monolithiques. Ainsi la noblesse et le clergé sont-ils coupés par les fractures entre le parti de Stephen et le parti de Maud ; obtenir un comté ou le droit d’exploitation d’une carrière ou d’une forêt dépend du bon vouloir du souverain du moment. Par ailleurs, au sein du monastère, devenir prieur, c’est accéder au sommet de la hiérarchie de la communauté ; et certains peuvent se sentir prêts à toutes les compromissions, avec le pouvoir religieux ou avec le pouvoir séculier, pour gravir jusqu’au sommet. Et l’évêque, lui-même, se soucie parfois plus de son pouvoir temporel et des richesses qu’il procure, que du service du Tout-Puissant et du salut des âmes de ses ouailles. Les villes, enfin, cherchent à trouver leur place entre ses différents pouvoirs.


Jusque-là, me direz-vous peut-être, rien que de très classique finalement, et adaptable à bien des jeux de rôles. Alors pourquoi cela m’a-t-il fait penser plus à Tenga qu’à un autre jeu ? Parce que Tenga tourne beaucoup autour du destin des personnages, de leurs ambitions. De ce qu’ils souhaitent qu’il leur arrive, et de ce qu’il leur arrivera vraiment. Or, les protagonistes des Piliers de la terre sont justement portés par leurs ambitions et leurs destins personnels. Le maître bâtisseur veut construire une cathédrale par amour de cet art, le prieur veut avoir « sa » cathédrale peut-être par orgueil, le noble veut avoir « son » comté par appétit, les enfants d'un autre noble injustement déchu ont juré de reprendre le fief confisqué à leur père, l'évêque rêve de l'archevêché et de la pourpre cardinalice. Certains mourront avant d’avoir atteint leur but, d’autres verront leur souhait devenir réalité. Mais, dans tous les cas, ce sont les moteurs de leurs décisions, de leurs actions, ce qui les pousse à se relever lorsqu’ils sont tombés. Et je me dis que ça, ça pourrait bien correspondre à l’esprit sur lequel Brand a bâti Tenga (sa cathédrale à lui, qu’il peut voir enfin terminée !).

Voilà les premières pistes de réflexion qui m’amènent à penser que Les piliers de la terre sont un terreau propice à y semer les graines d’une « petite » campagne pour Tenga, dans des aventures mêlant histoires personnelles et arrière-plans historiques, moments intimes et moments de bravoure, etc.